Comment les théories des classes et de la stratification sociale rendent compte de la société française ?

1 – quelles sont les théories des classes et de la stratification sociale ?

Karl MarxPour classer les individus, Karl Marx utilise un seul critère économique : la place occupée dans le processus de production. On dit que l’approche de Marx est uni-dimensionnelle. Il y a d’un côté les propriétaires des moyens de production (la bourgeoisie) et de l’autre ceux qui vendent leur force de travail (le prolétariat) (ils ne possèdent rien d’autre). Les rapports qu’entretiennent ces deux classes sociales sont nécessairement antagonistes (comme ceux entre le maître et l'esclave, entre le serf et le seigneur etc.). En effet La bourgeoisie prélève, sans contrepartie matérielle équivalente, une fraction du produit du travail des seconds : la plus-value. Pour Marx il s'agit d'exploitation, motivée par la recherche du profit. Et cette antagonisme donne lieu à un conflit entre prolétaires et capitalistes. Pour Marx, "l'histoire de toute société jusqu'à nos jours est l'histoire de la lutte des classes, entre une catégorie qui oppresse qui exploite, qui domine et une qui est exploitée, oppressée et dominée.

Une situation commune rapproche les individus qui la partagent, des intérêts communs les rassemblent contre(s) leur(s) adversaires. Mais ils ne forment pas pour autant des classes réelles. Le passage de la classe virtuelle (classe en soi) à la classe réelle (classe pour soi) est subordonné à deux critères extra-économiques : l'existence ou la formation d'un lien social (sentiment d'appartenance) et l'auto-organisation politique du groupe (la lutte). C’est en ce sens que l’on dit que l’approche de Marx est une approche réaliste.

Définition :
Classe sociale (au sens de Marx) : catégorie sociale dans laquelle les individus occupent la même place dans les rapports de production, sont liés par un sentiment d'appartenance et luttent contre un adversaire commun.

Remarque : pour Marx, les classes intermédiaires comme la petite bourgeoisie, finissent par être ruinées et tombent dans le prolétariat (elles succombent dans leur concurrence avec les grands capitaliste). Ainsi le prolétariat se recrute dans toutes les classes de la population. Telle est la loi de la bi-polarisation selon laquelle ne subsisteraient pratiquement que les représentants du capital et la masse du salariat, prolétariat qui ne cesse de s'appauvrir.

Max Weber
Alors que l'analyse de Marx est unidimensionnelle, celle de Weber comporte une triple hiérarchisation : la hiérarchie selon la richesse (ordre économique), la hiérarchie selon le prestige (ordre sociale), la hiérarchie selon le pouvoir (ordre politique). L’ordre économique est alors vu comme l’un des moyens de classer les individus, mais il n’est pas le seul. L'apport essentiel de Max Weber réside dans son analyse des groupes de statut. Il y a au départ l'idée selon laquelle la société est structurée par autre chose que l'économie. Des liens de nature extra-économique associent les individus et les intègrent socialement. Cette dimension correspond au statut, fondé sur le prestige, appelé également "honneur sociale". Il s'agit de la considération sociale qui est accordée, fondée sur la naissance ou sur la profession. Le prestige est donc une notion subjective qui a néanmoins un soubassement objectif : la naissance, l'instruction, le style de vie.


Définitions :
Classe sociale (au sens de Weber) : groupes formés par des individus partageant les mêmes chances d'accès aux biens et aux services.

Groupe de statut (au sens de Weber) : ensemble d'individus bénéficiant d’un même niveau de prestige ou d'honneur social et qui adoptent une conduite de vie spécifique.

Remarque : la classe sociale et le groupe de statut ne sont pas nécessairement liés même si c’est le cas la plupart du temps.

tableau exemple

Par exemple, selon l'analyse de Max Weber, un chef d'entreprise pourra être placé au dessus d'une infirmière selon l'ordre économique, mais en dessous de celle-ci selon l'ordre social : l'infirmière a plus de prestige (de reconnaissance) qu'un chef d'entreprise, même si elle gagne moins.

Synthèse : l’approche de Marx est uni-dimensionnelle alors que celle de Weber est tri-dimensionnelle. L'analyse de Marx est qualifié de réaliste (les individus ont réellement le sentiment d'appartenir au groupe et s'organisent pour la lutte) tandis que l'approche Weber est qualifiée de nominaliste (il s'agit simplement de groupes que l'on repère et que l'on nomme). Enfin l'analyse de Marx est qualifiée de holiste (c'est la structure sociale qui explique le comportement des individus et notamment les comportements de lutte). L'analyse de Weber est qualifiée d'individualiste (c'est à partir du comportement des individus que l'on peut expliquer la structure sociale).

2 – quelles sont les débats théoriques et statistiques autour des classes sociales

Les Trente GlorieusesLes Trente Glorieuses (1945 – 1975) ont permis aux ouvriers de s’enrichir (forte augmentation de leur pouvoir d’achat) : leur mode de vie s’est rapproché de celui des catégories plus aisées. Aujourd’hui, tout le monde porte un jean, dispose d’une voiture, d’un téléviseur, d’une machine à laver, d’un téléphone potable, etc. On parle alors de moyennisation de la société, dans le sens où il y a constitution d’une vaste classe moyenne favorisant la réduction des positions extrêmes. Et il semble que d’un point de vue statistique ce processus de moyennisation soit toujours à l’oeuvre de nos jours. Par exemple , en 1997, 32,2% des cadres et professions intellectuelles supérieures disposent d’un téléphone portable soit une proportion environ trois fois plus importantes que celle des ouvriers (10,6%) alors que l’écart entre les deux catégories n’est plus que de 0,5 points de pourcentage en 2016 (respectivement 99,2% et 98,7%). En l’espace de 10 ans, l’ensemble des cadres et des ouvriers s’est équipé en téléphone portable.

À savoir : le processus de moyennisation de la société consiste en la réduction des distances inter-classes. Les classes sociales voient leurs modes de vie se rapprocher en terme de consommation, de loisirs, et de pratiques culturelles, etc. Le processus de moyennisation tend à remettre en question la loi de bi-polarisation de Marx.

Peut-on alors dire que les classes sociales ont disparu ?

sécrétaire et femme de ménageLa distance intra - classe est la distance en terme de niveau de vie et de mode de vie qui sépare au sein d’une même classe les moins aisés des plus aisés. Par exemple au sein de la catégorie des employés, cette distance tend à augmenter entre des employés administratifs plus privilégiés et des employés de service (femme de ménage par exemple) moins privilégiés. Il en est de même pour les ouvriers : l’écart entre le taux de chômage des ouvriers qualifiés et des ouvriers non qualifiés augmente. La distance intra-classe au sein des cadres et professions intellectuelles supérieures est déjà à la base très importante et elle tend elle aussi à augmenter.

Conclusion : même s’il semble y avoir une réduction des écarts inter-classes, les écarts intra-classes semblent quant à eux, augmenter.

D'autres arguments plaident en faveur de la persistance de clivage inter-classe.

Le taux de chômage augmente depuis les années 1980 chez les ouvriers qualifiés ou non qualifiés alors qu’il reste quasiment stable chez les cadres, accentuant ainsi les inégalités. Les modes de vie sont encore loin de se confondre comme en témoigne le très faible taux de départ en vacance des enfants issus de catégories populaires. Selon le sociologue Camille Peugny, les données statistiques démontrent bien la persistance des classes sociales.

À savoir : Certaines données semblent témoigner en faveur d’une moyennisation de la société, alors que d’autres semblent au contraire démontrer une augmentation des distances intra – classes. De plus, une analyse plus fine montre que même lorsque les modes de vie se rapprochent, des clivages sont encore présents : si quasiment tout le monde a un téléviseur, tout le monde ne regarde pas les mêmes émissions, ou ne passent pas le même temps devant leur téléviseur ; si quasiment tout le monde dispose d’un téléphone portable, tout le monde ne dispose pas du même téléphone portable (et le raisonnement vaut aussi pour la voiture, le logement, l’équipement informatique, etc.).

D'autres clivages sont présents, comme le clivage homme /femme.

femmes de ménage en grève
Tout comme les bourgeois et les prolétaires, les hommes et les femmes entretiennent des rapports sociaux antagonistes. Sans aller jusqu’à dire que les femmes sont exploitées par les hommes, on peut néanmoins dire que ces deux groupes occupent des positions inégalitaires, à l’avantage des hommes. Comme Marx évoquait la lutte des classes entre les prolétaires et les bourgeois, on peut parler aujourd’hui de lutte des genres qui viendrait se rajouter aux conflits entre classes, voire parfois à s’y substituer.


femmes travailleurs pauvresLes femmes occupent plus souvent un emploi à temps partiel. Un emploi à temps partiel est un emploi dont la durée de travail hebdomadaire est inférieure à la durée légale de travail (35h). En 2015, la part des femmes occupant un emploi à temps partiel est trois fois supérieure à celle des hommes. Ainsi une proportion importante de femmes non diplômées subissent ce temps partiel dans le sens où elles ne l’ont pas choisi. On parle de temps partiel subi. Il y a donc là un objet de lutte pour les femmes, même s’il s’articule avec une lutte de classe, car ce sont les postes les moins qualifiés (caissières, femmes de ménage, etc.) qui sont les plus touchés. De plus, le temps partiel subi est la principale cause de pauvreté chez les travailleurs (travailleurs pauvres), et les femmes sont donc davantage touchées par cette situation que les hommes.

Conclusion : on peut considérer que les hommes et les femmes forment des groupes aux intérêts antagonistes. Ainsi une lutte des genres peut s’articuler avec une lutte des classes.

Le sentiment d'appartenance s'estompe mais ne disparaît pas.

En France, en 2013, 50% des foyers qui perçoivent un revenu inférieur à 1500 euros net par mois ont le sentiment d’appartenir à une classe social alors que 61% des foyers qui perçoivent un revenu supérieur à 4500 euros net par mois ont le sentiment d’appartenir à une classe sociale. Les individus ayant un revenu élevées se perçoivent plus facilement comme membre d’une classe sociale que les individus dont le revenu est faible ou moyen.

Warren Buffett
«Il y a une guerre des classes, c'est un fait, mais c'est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre, et nous sommes en train de la gagner». Warren Buffett, un des hommes les plus riche du monde, éclaire avec un franc-parler rare l'état des rapports sociaux<¹.

¹ : CNN, 25 mai 2005, et New York Times, 26 novembre 2006.
Tiré du livre : le président des riches, de Michel Pinçon et Monique Pinçon Charlot, éditions La découverte, 2010.


De plus, la représentation que se fait une partie des catégories populaires n’est plus bipolaire (opposition entre bourgeois et prolétaires), mais triangulaire. Il y aurait une opposition d’un côté entre les travailleurs et les patrons, de l’autre entre les travailleurs et «les assistés» (chômeurs, travailleurs précaires, chômeurs découragés, etc.) qui vivraient des aides sociales. De plus, ils auraient l’impression de financer les aides sociales des «assistés» car «ceux d’en haut» échappent à l’impôt (niches fiscales, évasion fiscale, fraude, etc.). Quant aux «assistés», pour eux, ils «profitent» du système.

Conclusion : pour qu’un groupe social forme une classe social, il faut que les individus aient le sentiment d’appartenir à cette classe sociale. Or depuis les Trente Glorieuses et la moyennisation de la société, ce sentiment d’appartenance s’est estompé dans les catégories populaires, sans pour autant disparaître. Il reste néanmoins bien présent dans les catégories aisées : celles-ci forment donc bien une classe sociale au sens de Marx.

Pierre Bourdieu

Pour Marx, le fait d’appartenir à une classe sociale va influencer le comportement des individus et ce que l’on appellera leurs habitudes de classe (qualifié d’habitus chez Bourdieu), et notamment le comportement de lutte.
Pierre Bourdieu réactualise l’analyse de Marx. Pour lui, les ouvriers auront tendance à boire du vin rouge ordinaire, à aller à des bals, à jouer à la belote, etc. alors que les cadres supérieurs auront tendances à jouer au golf, à boire du whisky, à faire de la voile, etc. Et la domination ne se fait pas seulement avec du capital économique mais aussi avec du capital culturel.


Bernard LahireSelon la théorie de l’homme pluriel, de Bernard Lahire, les individus peuvent disposer d’un certain nombre d’habitus parfois contradictoires : un cadre peut très bien lire des livres, écouter du rap, détester l’opéra etc. Un individu titulaire d'un CAP de métallerie peut très bien aller voir des spectacles de danse contemporaine ou aller régulièrement au théâtre : ils empruntent des pratiques culturelles à des milieux différents. Les individus sont aujourd’hui nombreux à être aller à l’école (massification ou démocratisation du système scolaire) : il bénéficient ainsi d’une instance de socialisation commune (l’école) et ils se sont socialiser entre eux (socialisation par les pairs). Ils se socialisent par de multiples instances de socialisation (familles, collègues de travail, etc.). Ils changent plus facilement de milieux sociaux (mobilité sociale). Ils bénéficient de plus d’une culture commune (télévision, internet). Les nouvelles approches permettent ainsi de mieux appréhender cette pluralité.

Néanmoins l'origine sociale reste encore déterminante dans les pratiques culturelles et semble plaider pour la persistance de classes sociales. Par exemple, en France, en 2009, 61% des cadres sont allés au moins une fois au théâtre ou à un concert dans les 12 derniers mois contre 20% pour les ouvriers soit une proportion 3 fois moindre, selon l'Insee.

Ainsi de nouveaux facteurs d’individualisation tendent à brouiller l’analyse en terme de classes sociales : âge, genre, statut de l’emploi (précaire / non précaire), minorités visibles, etc. Et certains intérêts à défendre peuvent regrouper les individus au-delà des classes sociales : retraites, taxes (gilets jaunes, bonnets rouges), etc. Tout cela remet-il en cause l’analyse en terme de classes sociales ? La question reste ouverte.